Quelque soit le sujet qu’on lui propose et quelque soit le lieu qu’on lui soumette, Henri Martin transposant à peine sa propre symbolique ne traite finalement que les sujets et les œuvres qui lui tiennent à cœur. Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’on trouve une unité de ton, en apparence inattendue dans des œuvres qui devraient être aussi différentes que les décorations destinées à une Caisse d’Epargne et celles destinées à la Sorbonne.
Le triptyque de Marseille, parfois intitulé « Les trois âges de la vie » reprend les rapports symboliques employés pour Les Faucheurs de Toulouse tandis que Le Crépuscule et L’Etude de la Sorbonne comme Les Bords de la Garonne veulent exprimer la méditation et le travail intellectuel.
A Marseille en 1904, Périclès Zarifi, mécène au nom sonore, commande à Henri Martin pour la Caisse d’Epargne de sa ville un triptyque qui est exposé à Paris au Salon de cette même année. L’œuvre orne la grande salle des assemblées générales de l’Hôtel Central des Caisses d’Epargne de Marseille. Irrésistiblement le mot « triptyque » implique pour l’artiste l’aube et la jeunesse, midi et l’âge mûr, enfin le soir et la vieillesse. Cette symbolique se double ici d’une apologie du travail qui fait la force de l’âge adulte, tandis que la jeunesse se consacre à l’étude et que le troisième âge profite d’un repos tranquille après l’épargne.
La forme arrondie de la partie supérieure des panneaux convient, à l’arrière-plan, au ciel ainsi qu’au panorama de Marseille assez habilement conçu mais mollement exécuté.
Sur le premier panneau L’Aube et la Jeunesse deux groupes de trois fillettes et trois garçons s’avancent en marchant absorbés dans leur lecture1 sans se soucier des travailleurs courbés sous leurs lourds couffins qui viennent en sens inverse. Selon Maurice Hamel « des enfants qui vont à l’école, parfaits de vérité naïve, s’enlèvent délicatement sur l’eau bleue »2, jugement convenant surtout pour la plus jeune des fillettes qui se laisse sagement mener par la main.
Le grand deux mâts qui se profile à gauche annonce le panneau suivant : Midi et l’âge mûr, sur lequel les armatures géométriques d’une forêt de mâts bouchent l’horizon ; la multitude des navires répond à l’animation des débardeurs « groupe un peu compact où l’air ne circule pas assez parmi les figures »3, personnes et objets ont de la consistance, sont vrais sans être d’une exactitude mesquine. Selon Segards « ces Marseillais sont des êtres en plein air faisant des gestes simples »4. Mais à côté de la note éclatante d’une fillette en rouge fouillant dans un couffin vert, le ciel violet taquine un peu l’œil. C’est vraiment Midi qui flamboie, écrasant les ombres, heurtant fortement les parties éclairées et celles dans l’ombre. Par rapport à une Etude du port de Marseille de 1902, certainement faite en vue de ce panneau, l’arrière-plan a disparu permettant aux bateaux et aux travailleurs de prendre de plus importantes proportions.
Sur le dernier panneau Le Soir et la Vieillesse, l’atmosphère surchauffée a cédé la place à une lune ronde qui éclaire seulement quelques pêcheurs sur leurs modestes barques. Les ombres légères s’allongent démesurément sur un couple, certainement des épargnants. Ces bourgeois vieillis, précédés d’une petite fille portant une poupée, croise un couple d’ouvriers, nanti de deux enfants, et qui doit avoir moins épargné. Une fois encore, une église se trouve fort à propos pour apporter l’apaisement à la fin de l’existence, mais si « l’escarpement de Notre-Dame de la Garde manque d’essor et de grandeur »5, ce n’est pas faute de l’avoir observé car Henri Martin a fait de nombreuses études de la « Bonne Mère » et les proportions trouvées dans ces esquisses se retrouvent dans ce dernier panneau du triptyque de Marseille.
Une utilisation habile de l’espace, une disposition cohérente des personnages, une certaine variété dans les mouvements de foule, telles sont les qualités de ce triptyque. Par ailleurs, il ne manque pas d’intérêt pour l’étude sociologique du début du siècle par sa représentation et sa juxtaposition du monde du travail et du monde bourgeois. Cependant les commanditaires n’avaient pas tort de juger l’apologie de l’épargne difficile à déceler.
Par rapport à l’ensemble de l’œuvre décorative d’Henri Martin, le panneau central est « la répétition générale » d’un des immenses panneaux de la salle du Conseil d’Etat postérieur de quelques vingt ans et qui représente la vie d’un port. Pourtant combien cette vue de Marseille apparaît prosaïque et sans envolée comparée à Marseille, porte de l’Orient peinte en 1869 par Puvis de Chavannes et que le vent du large et l’exotisme emplissent de poésie !
![]() |
![]() |
![]() |
Henri MARTIN, Le Travail l’Aube, le Midi, le Soir (1904),Hôtel de la Caisse d’Epargne de Marseille |
« Puisqu’une médaille d’honneur existe, je dois l’avoir » proclamait Henri Martin6 et il l’obtient en 1907 pour Crépuscule, l’une des œuvres destinées à la Sorbonne7. La médaille d’honneur est alors une étape quasi obligatoire dans le cursus honorum d’un artiste officiel, aussi pour montrer sa désapprobation pour ses excentricités pointillistes, le jury des Artistes Français la lui fait attendre longtemps8. Ce fait tend à prouver à la fois sa position légèrement en marge du monde officiel et, en même temps, l’obligation pour les tenants de l’Académisme de le reconnaître comme un des leurs. D’ailleurs leurs réticences ont du être atténuées à partir de 1905 avec l’apparition des Fauves auprès desquels les audaces d’Henri Martin semblent bien timides !
Crépuscule, exposé en 1907 au Salon des Artistes Français, fait partie d’une commande de deux toiles accordée à l’artiste dès 1903 pour la décoration de « la nouvelle Faculté des Lettres » c’est-à-dire de la Sorbonne9 où Puvis de Chavannes, alors à l’apogée de sa gloire, se taille la meilleure part avec l’immense fresque symbolisant les connaissances humaines et, une fois de plus, côtoie Henri Martin auquel échoie un « vestibule sans recul »10. La signification des deux toiles juxtaposées n’est plus très apparente. Dans l’intention de leur auteur, Le Crépuscule aussi intitulé Le Berger devait symboliser « l’homme et la beauté naturelle » tandis que « l’homme et l’activité de la pensée humaine » s’incarnait dans L’Etude. La beauté naturelle, quoique de dimensions légèrement moindres, est payée 13 000 francs contre 7 000 francs seulement à la pensée humaine11. Au début de mars 1906, Henri Martin assure travailler au Berger et pense l’avoir terminé quelques mois plus tard puisqu’il l’expose en mai 1907. Quant à L’Etude elle est assez avancée le 3 décembre 1907 pour justifier un acompte important et elle est achevée le 21 février 190812.
Dans le premier panneau le berger, appuyé sur sa houlette, contemple les derniers rayons du soleil qui se couchent sur la mer. Une esquisse met en place le décor de cette composition et révèle un goût certain pour la simplicité et l’ampleur13 ; la courbe large de la colline est ponctuée aux deux extrémités par des bosquets de pins parasols aux troncs tourmentés14. Henri Martin ne sait guère dessiner les voiliers, petits triangles raides et trop semblables, piquetant malhabilement la mer et ce paysage harmonieux est surtout gâché par les teintes du crépuscule, moment difficile à rendre s’il en est. Selon le critique de La Dépêche « au bord d’une mer bleue et lilas, sous un ciel violet et rose, monte une lune d’or pâle »15, tandis que la côte se contente de rougeoyer.

Université de la Sorbonne, Paris
Henri Martin fait encore appel à son ami Viennot afin qu’il serve de modèle au vieux berger courbé16. Le troupeau est scindé en deux groupes distincts à l’intérieur desquels les moutons forment une masse confuse dépourvue de présence : seul un chien, un brave bâtard, qui ne quitte pas son maître est représenté avec sincérité.
Geoffroy assure que « dans ce pâtre écoutant l’angélus l’esprit religieux d’un Millet revit dans sa simplicité généreuse »17. S’il est vrai qu’Henri Martin a parfois mérité cette comparaison, et si dans La Bergère exposée par Millet au Salon de 1864, « l’ineffable poésie de ce crépuscule se résume et prend forme dans cette petite silhouette de pastoure qui vont envahir les ombres de la nuit »18, à la Sorbonne rien de comparable n’est ressenti. Il s’agit d’un berger à usage d’étudiants en lettres qui est simplement fatigué, de même que les navires sont pressés et les moutons indifférents. L’intérêt semble plutôt provenir ici de la technique. La couleur n’est point disposée sèchement et en mosaïque égale ; le mouvement du pinceau épouse au contraire les formes. La couleur se hérisse en stries courtes et régulières pour la toison bourrue des moutons ou les aiguilles de pins, tandis que les stries sont plus larges et plus fondues pour le pantalon de velours ou la chemise et qu’enfin pour la mer, la pâte s’étale en ondulations larges. Ce qui de loin semble être de couleur uniforme se révèle de près le fait d’une multitude de teintes juxtaposées.
La technique est très semblable pour le panneau intitulé L’Etude et quelque fois La Lecture exposé au Salon de 1908. Dans un bois d’oliviers où devisent des littérateurs et des artistes, Anatole France au milieu du groupe principal commente l’ouvrage qu’il vient de lire.
La lumière filtre au travers du feuillage argenté des oliviers dont les troncs noueux forment une voûte qui laisse entrevoir le ciel bleu profond à l’arrière-plan. Si les arbres enserrent un peu trop les personnages et si aucun souffle n’aère la composition, l’esprit souffle encore moins sur cette œuvre ; on dirait « des étudiants en pharmacie herborisant des simples sous la conduite d’un préparateur »19. Pour représenter la Pensée, l’artiste a imaginé Anatole France debout en vaste pardessus à pèlerine, entouré de jeunes gens ; trois de ceux-ci penchent tragiquement la tête vers le sol alors que deux autres osent regarder le maître. Parmi eux se reconnaissent le peintre Ernest Laurent, les deux fils aînés d’Henri Martin et l’éditeur d’art Pelletan20. Ce bois est beaucoup plus peuplé encore ; on y trouve, auprès d’un petit autel de Minerve, sortie du même carton à dessin que la Minerve sur colonnettes de Clémence Isaure, un autre disciple encore jeune, les genoux fléchissant, la tête baissée, les cheveux épars21 ; à l’arrière plan, un jeune homme étendu en une pose raide s’adonnant à la lecture. Enfin, sur la gauche, devisent près d’un banc de pierre une jeune femme, la seule présence féminine de l’œuvre, et deux jeunes gens pour l’un desquels Gaston Séailles servit de modèle22.
Ce groupe faillit disparaître par la volonté même de son auteur qui pensait que cette modification était indispensable pour la bonne tenue de sa toile. Il voulait procéder à cette disparition « aux jours de fête de la Pentecôte ou l’un des premiers dimanches de mai de l’année 1927 »23. Mais il se heurte alors à un problème juridique : l’artiste garde-t-il le droit de retoucher, dans une mesure importante, une œuvre qui est devenue propriété de l’Etat ? La réponse fut négative24.
Pour améliorer notablement l’œuvre il aurait, peut-être, fallu faire disparaître en réalité tous ses figurants sur les visages desquels il est impossible, malgré la présence d’Anatole France25, de découvrir une pensée. Le paysage est beau, harmonieux et d’une lumière reposante, mais pour L’Etude comme pour Les Bords de la Garonne une conclusion s’impose : « Henri Martin n’est pas le peintre de la vie intérieure »26.
A Marseille ou à la Sorbonne rien d’intellectuel ne se perçoit, mais transparaît plutôt un solide bon sens. S’il est peu doué pour rendre sensible la méditation et peu éloquent pour décrire l’agitation du port de Marseille, le peintre sait de mieux en mieux cerner la lumière et ses variations journalières le long des quais ou se passionner pour le jeu des ombres dans les feuillages d’oliviers. Dans un décor agencé avec fermeté et simplicité, ces décorations donnent l’impression d’être presque rustiques et enracinées dans le sol de son terrain, alors que leurs sujets en sont a priori fort éloignés.
1 Martin-Ferrières assure « nous y figurons, mes frères aînés et moi, comme petits badauds » (p. 65). Si on accepte cette affirmation il faut en conclure qu’Henri Martin a fait de nombreuses études de ses fils alors qu’ils étaient enfants car, dans Les Bords de la Garonne, soit deux ans plus tard en 1906, ils ont déjà atteint l’âge adulte !
2 Les Arts, 1904, n° 30, Maurice Hamel, p. 7.
3 Ibidem.
4 Segards, p. 56.
5 Maurice Hamel, ibidem.
6 Valmy-Baysse.
7 D’après le livret du Salon ses compagnon de gloire avaient pour nom Vernon, Hulot, Mignon…artistes totalement inconnus au XXIe siècle, obscurité assez inquiétante quant à la valeur de la médaille d’honneur.
8 Certains critiques favorables (Les Peintres poètes, p. 217) sont allés jusqu’à prétendre qu’il aurait du l’avoir dès 1895 pour les Muses de l’Hôtel de Ville ou, si le règlement l’avait permis, pour l’ensemble du Capitole en 1906.
9 Arch. Nationales F 21 4244.
10 Gazette des Beaux-Arts, 1907, t. 1, p. 444.
11 Arch. Nationales F 21 4244.
12 Ibidem.
13 Cette étude était en possession de Monsieur Montané de la Roque.
14 Des études dénommées Pins aux Martigues ont été faites peut-être pour ce type de paysage.
15 La Dépêche, 7 mai 1907, Gustave Geoffroy. Cette description se voulait certainement aimable. Henri Martin doit aimer l’association des moutons et de la mer puisqu’il la reprend, en 1932, à Béziers mais avec plus de bonheur.
16 Gustave Geoffroy se plaint, avec raison, du manque de variété dans la représentation du genre humain. Viennot pose avec une constance admirable d’amitié. Son type physique, grand, maigre, avec une barbe, qui ajoute à son air émacié, avait tout pour séduire Henri Martin ; en outre, son métier relativement tranquille de bibliothécaire lui laissait certainement des loisirs. La plupart des documents possédés par le Cabinet des Estampes proviennent de dons que fit Viennot à son lieu de travail.
17 La Dépêche, 7 mai 1907.
18 Le Musée du Louvre, Louis Hourticq, Hachette, 1921, 250 p. 292 reprod., p. 152, n° 153.
19 Les Arts, 1908, p. 10, n°78, Ch. Saunier.
20 Martin-Ferrières, p. 79.
21 Segards va jusqu’à dire « il semble échappé d’un désastre », p. 56.
22 Gaston Séailles, agrégé de philosophie, avait préparé une thèse sur « le génie dans l’art », il était aussi un ami d’Aman-Jean. F. Aman-Jean, L’Enfant oublié, chronique, p. 74.
23 Arch. Nationales F 21 4244
24 Arch. Nationales ibidem. Le directeur des Beaux-Arts demandait cette autorisation au recteur et était, lui, a priori d’accord.
25 Pourquoi avoir choisi Anatole France ? Certes en 1908, il vient de publier Jeanne d’Arc et L’Ile des pingouins et Monsieur Bergeret qui a professé à la Sorbonne aime alors à s’entourer de disciples qu’il reçoit avec bonhomie à la Béchellerie. On ne sait si Henri Martin connaissait bien, par ailleurs, Anatole France. De toute manière pour l’autodidacte qu’il est toujours resté, tout homme de lettres doit avoir droit à son admiration, mais, sous l’affectation de régionalisme, il a fait d’Anatole France un félibrige à l’égal de Mistral en le représentant dans un paysage provençal.
26 Segards, p. 56.