Faire œuvre décorative satisfait plus encore que la peinture de chevalet la personnalité profonde d’Henri Martin.
Animer de vastes surfaces, se battre avec des mètres carrés de murs à couvrir, se percher au sommet d’échafaudages conviennent à sa robuste santé et alimentent son infatigable ardeur au travail. L’hiver, lorsqu’il est forcé de se cloîtrer dans son atelier du Boulevard Raspail ou, au mieux, dans celui du dépôt des Marbres, il ne rechigne jamais à la besogne et, souvent, achève bien avant la date prescrite les tâches qui lui ont été assignées ; son empressement oblige alors les administrations intéressées à faire diligence. Insatiable il dévore tubes et gouaches et use, en abondance, pinceaux et couteaux .
Par ailleurs, la peinture décorative lui permet d’épancher son goût toujours présent quoique plus discret pour le symbolisme. Car, pour lui, une décoration consiste à raconter en images, à traduire avec des moyens picturaux quelques idées simples que le spectateur soit à même de comprendre au premier coup d’œil, avec l’espoir qu’il puisse recueillir de cette contemplation un enseignement moral. A l’inverse de la peinture de chevalet qui trouve sa justification en elle-même, la décoration est destinée à illustrer un sujet et peut être considérée comme une parabole colorée. En mai 1914 Guillaume Apollinaire lui rend hommage avec justesse et ironie : « Henri Martin exprime des idées générales, il est rustique et peuple à souhait. C’est le grand peintre de l’enseignement primaire ».
Une grande décoration s’étale largement dans l’espace, mais sa réalisation s’étire de façon similaire dans le temps ; par exemple, deux décennies sont nécessaires pour décorer la salle du Conseil d’Etat à Paris. Une décoration est aussi le fruit de deux aventures vécues conjointement. Elle naît, bien sûr, d’un processus de création artistique qui peut être retracé au travers des multiples études nécessaires à son élaboration tels les quatre-vingt-sept croquis, études et pochades pour les travaux de la Salle Henri Martin du Capitole exposés en 1906. Elle doit aussi, plus prosaïquement son existence à une commande préalable d’organismes officiels ; ce fait sous-entend imbroglio, démarches, paperasses, mais pour nous, archives qui, elles, sont les bienvenues.
Les décorations de quelque importance sont pour la plupart des commandes faites par l’Etat ou les municipalités. Les deux mécènes ayant tendance d’ailleurs à se partager les frais.
Plus rares, par contre, sont les particuliers assez fortunés pour orner leurs murs. Le contrat de commande qui lie l’artiste est l’acte de naissance de l’œuvre mais il est souvent précédé de nombreuses péripéties. Il faut être pressenti et recommandé ; les esquisses présentées n’ont pas toujours l’heur de plaire à la commission des Beaux-Arts chargée de les examiner ; elle peut même conseiller des modifications ; puis le travail de l’artiste est étroitement surveillé, l’inspecteur des Beaux-Arts passe dès que l’artiste lui en fait la demande, afin de se rendre compte de l’avancement de l’ouvrage et donne son assentiment au règlement de la tranche de travaux. Le prix fixé est divisé en annuités s’il s’agit d’une œuvre de longue haleine et le solde est réglé à l’achèvement total.
Pour la mise en place de légers incidents sont souvent à signaler, car Henri Martin a quelques problèmes avec les transporteurs ou les encadreurs qui ont une fâcheuse tendance à égarer ses panneaux ! Il se dispute aussi parfois avec les architectes qui, eux, n’ont pas terminé les bâtiments auxquels sont destinées les décorations. Henri Martin a peu pratiqué la fresque et rarement peint à même le mur, la plupart de ses décorations étant des toiles marouflées3. Une fois l’œuvre en place, l’artiste aime bien venir faire les dernières retouches et même, par la suite, en assurer l’entretien.
Bien que tous ces soucis matériels entraînent l’artiste souvent fort loin de la création artistique une décoration est cependant une aventure intellectuelle beaucoup plus élaborée qu’une simple toile et, grâce aux confidences faites à Segards, on connaît avec une relative précision, la genèse de l’œuvre décorative chez Henri Martin.
Pendant toute la période où il porte en lui le pressentiment de l’œuvre future, le peintre fait sur nature, surtout à la belle saison, sans savoir à quoi elles serviront, des études directes, très encombrées de détails. Ce sont de petits tableaux, copies de la réalité. Ils peuvent servir de documents, sans jamais être réunis tels quels dans une composition plus vaste. Leur utilité est de mettre l’artiste en possession de son motif car, petits ou grands, ces tableaux ne sont en réalités que des intermédiaires. Tout au contraire quand l’artiste a déjà une vision nette de son sujet, quand il a réussi à établir une esquisse définitive, il élimine d’instinct de ses notes sur nature tout ce qui ne pourra pas lui servir pour l’œuvre future ; il ne fixe que les couleurs et les gestes essentiels. A travers le sujet particulier il pense à l’idée directrice comme le prouvent les peupliers extrêmement dépouillés ou les multiples gestes des faneurs ou des paveurs croqués et jetés sur la toile en quelques larges touches.
En hiver, dans son atelier, un autre genre de travail l’attend ; c’est alors qu’il place l’esquisse définitive au crayon sur un chevalet. Les rapports entre cette esquisse et l’ouvrage définitif peuvent être très étroits comme entre Le Monument aux morts de Cahors et l’esquisse possédée par le Musée de Bordeaux ou, au contraire, plus lointains comme dans l’esquisse d’Apollon et les muses du Musée de Cahors et l’œuvre définitive à la Chambre de Commerce de Béziers où les attitudes des muses sont beaucoup plus variées. Ensuite, autour de l’esquisse, autant que possible à leur place respective, il dispose les études de détail reprenant chacun des motifs de l’ensemble, soit plusieurs dizaines. De cette poussière d’observations élémentaires l’œuvre définitive ne surgit que parce que l’artiste l’a fixée dans son esprit.
Enfin devant la grande toile blanche, Henri Martin travaille de mémoire. L’exécution finale doit être « rapide, joyeuse, enlevée »4. Devant la surface à couvrir tout le problème consiste seulement à conserver, grâce aux études, le contact avec la réalité mais, cependant à ne pas laisser la mémoire prévaloir sur l’imagination.
Comme décorateur Henri Martin fait parfois preuve d’une désinvolture proche de l’inconscience. Il ne s’est souvent préoccupé en rien de la destination de la pièce ni du monument pour lequel il travaillait et a même avoué : « Je suis rarement allé voir l’effet que cela produit sur place »5. Il a aussi peint bon nombre de vastes panneaux décoratifs qui trouvent ensuite leur destination au hasard des circonstances. Ce manque d’intérêt pour l’espace auquel est destinée l’œuvre entraîne des mésaventures. Les exemples sont légion ; la toile, primitivement destinée à la Salle de Conciliations des Accidents du Travail au Palais de Justice de Paris, ne peut jamais y être placée, parce que trop grande, et échoue, assez heureusement d’ailleurs, sur le mur d’escalier de la mairie du VIe arrondissement !
Quelle différence avec Puvis de Chavannes qui visite longuement les lieux destinés à ses œuvres, qui pour l’escalier d’Amiens, par exemple, étudie la lumière, la disposition exacte, et conçoit ensuite la décoration en fonction même de ce lieu6 ! La rusticité du sujet choisi pour l’élégante villa du délicat Edmond Rostand convient aussi peu que Le Berger à la Sorbonne. En plus du peu d’intimité entre un sujet bucolique et une Faculté des Lettres, le peintre devait décorer ici un espace en arceau, or il ne s’est pas, le moins du monde, préoccupé de cette disposition architecturale ; ayant pris un grand rectangle de toile à la dimension du mur, il l’a fait maroufler en rentrant les angles.
La description des grandes décorations avec pour cadre presque obligé le Midi, sa lumière et ses paysans, tendrait assez à prouver combien Henri Martin reste « languedocien » comme décorateur. De même s’il n’avait pas été toulousain, malgré son talent, Henri Martin aurait-il obtenu un aussi grand nombre d’édifices à décorer ? Si le terme pouvait être vidé de son sens par trop péjoratif, le nom de « mafia » conviendrait pour définir la sorte d’entraide que pratiquaient alors les Toulousains à « l’étranger ». « A Paris, si l’on veut arriver à quelque chose il faut être de Toulouse », titrait ironiquement L’Assiette au beurre le 19 août 1905, formule qui s’appliquait plutôt à la politique, mais guère déplacée pour les milieux artistiques, les deux domaines n’étant point aussi éloignés qu’il y paraît. Bien des hommes politiques d’origine méridionale interviennent à des titres divers, protecteurs, amis, modèles dans l’existence de l’artiste (tels Jean Jaurès ; les frères Sarraut, Albert surtout qui fût dans sa jeunesse critique d’art ; Georges Leygues lui poète élégiaque ; les frères Gheusi, l’un recteur, l’autre directeur de l’Opéra Comique ou encore Adrien Hébrard, directeur du journal Le Temps)7. D’ailleurs Toulouse s’est vue attribuer la gloire peut enviable d’avoir été le plus grand centre d’art conformiste et officiel du siècle dernier, « la citadelle de l’art pompier »8.
La datation des œuvres décoratives est, en principe, sûre9 ; aussi peut-on reprendre pour leur étude un plan chronologique. Des premiers ouvrages de la fin du siècle correspondant approximativement à la période symboliste il nous conduit à sa maturité, période de production abondante et de travail intensif10, pour aboutir à sa vieillesse qui est loin d’être inactive dans ce domaine.



[1] Témoignage de Martin-Ferrière et de Melle Rivière, peintres eux-mêmes.
3 Ce point précis pose parfois le problème, pour certaines grandes toiles, de délimiter si elles entrent dans la catégorie de la décoration ou simplement des tableaux de grandes dimensions.
4 Segards, p. 10.
5 Martin-Ferrières, p. 96.
6 Il est intéressant de comparer ses méthodes de travail avec celles du grand décorateur de son époque qu’est Puvis de Chavannes. Dès qu’une œuvre lui est demandée, ce dernier se laisse aller à ses rêves, rumine tous les côtés du sujet qu’il doit exprimer jusqu’à la venue de la vision. Aussitôt qu’il a vu il note, en quelques coups de crayon, sur son carnet, sur un coin de journal le schéma de l’ensemble. Cette idée, mère de toute l’œuvre naît spontanément au moment le plus inattendu. Il cherche alors les combinaisons de formes, de masses, de valeurs et de tons pour transposer plastiquement ce qu’il a entrevu. Pour mettre au point la maquette définitive qu’il suivra intégralement en l’agrandissant sur le mur, il travaille nuit et jour en observant sans cesse tout ce qui peut contribuer à son œuvre ; quand l’esquisse à l’échelle réduite est arrêtée, il la dessine dans ses proportions définitives en blanc et noir.
7 Toutes ces personnalités sont citées par Pierre Cabanne : Toulouse Lieu dit, éditions du Temps, 1963, 72 p. ill. p. 25.
8 Vingt ans d’acquisitions, 1943-1968, Ville de Toulouse, Musée des Augustins, Denis Milhau, mai 1969, Toulouse, 84 p. ill.
Toulouse revendique en 1895 pour enfants cinq membres de l’Institut (Falguière, Mercier, Marqueste, Jean-Paul Laurens et Benjamin Constant), le même nombre de prix de Rome et vingt six médailles hors concours.
« Les Toulousains de la belle époque témoignent d’une joie de vivre certaine entraînés par Falguière, boute en train tonitruant, Bourdelle, montalbanais encore dans l’ombre glorieuse de Rodin, Rixens, peintre de vénus chlorotiques et de généraux emplumés, Debat-Ponsan gloire des boutiques d’art spécialisées dans l’anecdote d’ameublement ou encore Armand Silvestre, inspecteur des travaux d’art, conteur doux dont les vers célébraient les opulentes matrones dévêtues par Gervais, peintre des ondines mauves qui jouaient au Jardin des Plantes près des allégories éléphantesques du sculpteur Labatut ». Cabanne (P.) p. 25. Tous ces artistes ont été des compagnons de travail de notre décorateur.
9 De même à cause de leurs dimensions les œuvres décoratives sont peu sujettes aux déplacements et, après un siècle, occupent la plupart du temps leur emplacement primitif.
10 Vers 1910 sa réputation de décorateur est suffisamment affirmée pour qu’Achille Segards lui réserve un chapitre dans le premier tome de son ouvrage consacré aux principaux décorateurs de son époque.