Henri Martin expose au Salon des Artistes Français de 1880 à 1939 avec quelques rares interruptions seulement1. Une telle fidélité justifierait déjà l’intérêt pour cette manifestation si, en outre, ce salon n’avait été le pivot, le véritable centre de la vie artistique officielle du XIXe siècle et n’avait conservé une certaine importance jusqu’en 1914. Manet lui-même souhaitait ardemment qu’il lui ouvrit ses portes et les expositions des impressionnistes ont été une tentative pour échapper à ce monopole de fait2. L’année pour les artistes est rythmée par l’ouverture du Salon ; leur avenir est fonction des médailles reçues ou non…
En 1880, un décret de Jules Ferry confie la mission d’organiser le Salon à une « Société d’Artistes Français » de quatre vingt membres élus par tous ceux qui ont été admis au moins une fois à exposer ; Bailly, membre de l’Institut, en est Président, aidé par le sculpteur Guillaume et le peintre Bouguereau. Les pontifes comptent être élus au jury grâce aux voix de leurs élèves, aussi par un échange réciproque d’intérêts, les maîtres font recevoir leurs disciples qui deviendront des électeurs3. Quand on sort de certains ateliers on ne risque guère d’être refusé. L’honnêteté nous oblige à noter que vers 1880 Jean-Paul Laurens fait partie, et en bonne place, du jury. Est-ce pour cela qu’Henri Martin est admis facilement ? Ou le doit-il uniquement à son talent naissant ? S’opposant à cette Société, est fondée en 1884 une Société Nationale des Beaux-Arts, due à une scission de personnes plus que de doctrine4 ; Henri Martin n’y expose pas à l’inverse de certains de ses amis.
La date d’ouverture du Salon des Artistes Français est fixée au 1er ou au 2 mai et l’exposition se tient, jusqu’en 1897, au Palais de l’Industrie aux Champs-Elysées5. Mais, avant le 2 mai, les concurrents éprouvent bien des angoisses, car leurs œuvres subissent de multiples examens au cours desquels le jury sépare les reçus d’avec les refusés « qu’on emporte à l’écart comme des cadavres après la bataille »6 ; seules sont admises sans examen les œuvres des Artistes Hors Concours, c’est-à-dire médaillés plusieurs fois aux salons précédents et c’est grâce à cette permission que le toile d’Henri Martin La Fête de la Fédération figure au Salon de 1889. Vient ensuite le jour du vernissage, véritable fête au cours de laquelle les peintres font « les honneurs de la maison ».
Enfin le public est admis, il est difficile d’imaginer le chiffre effrayant de 50 000 visiteurs qui affluent par certains beaux dimanches ; c’est comme le décrit Zola, « toute une armée, les arrières bataillons du menu peuple ignorant, suivant le monde, défilant les yeux arrondis dans cette grande boutique d’images »7. Ils ont le choix entre 3 000 tableaux d’une extrême variété « une immense scène de massacre ruisselant de sang, en face…d’une colossale et pâle sainteté, une commande de l’Etat, la banale illustration d’une fête officielle…puis des portraits, des paysages, des intérieurs…dans l’or trop neuf de leur cadre »8.
Parmi ces visiteurs, il en est dont les artistes redoutent et désirent à la fois la présence, ce sont les critiques qui ont un rôle essentiel à cette époque. A Toulouse, par exemple, non seulement les journaux que l’on peut qualifier de spécialisés, comme L’Artiste Toulousain ou L’Art Méridional, mais aussi des quotidiens comme La Dépêche font paraître plusieurs longs comptes-rendus des Salons, signés des noms les plus célèbres. Les avis de Léonce Bénédite, Camille Mauclair ou Roger Marx font office d’oracles ; Gustave Geoffroy et Arsène Alexandre apprécient l’impressionnisme tout en portant des jugements nuancés sur les tableaux du Salon. Si les avis des critiques revêtent une importance capitale pour le peintre, il en est de même des récompenses qui suscitent intrigues, jalousies et protestations. Quatre-vingt cinq médailles sont décernées vers 1880 et toutes sont bonnes à recevoir, fussent-elles de troisième ou de deuxième classe. En 1883, Henri Martin obtient celle de première classe, mais il attendra jusqu’en 1907 la plus recherchée, la médaille d’honneur.
Comme le rappelle Degas à son ami Renoir : « Et pourquoi faisons-nous donc des tableaux si ce n’est pas pour les vendre ? » surtout lorsqu’on est jeune artiste chargé de famille ! Aussi, une fois les portes du salon refermées, on commence d’attendre les acheteurs et surtout on espère que l’Etat portera son choix sur l’œuvre qui vient d’être exposée.
Ainsi, dans la semaine qui suit la fermeture du Salon en 1880 Henri Martin, par exemple, fait sa demande au directeur du cabinet des Beaux-Arts, demande appuyée par ses Maîtres et par des hommes politiques influents. Vers la fin du mois de juin l’artiste est fixé sur le sort de sa toile. Si la réponse est favorable et, si l’Etat tarde à payer la somme proposée, il n’hésite pas à réclamer son dû. Mais le peintre s’est déjà remis au travail afin de proposer au prochain Salon une œuvre qui puisse lui être achetée, peut-être encore par l’Etat, l’année suivante.
Jean Cassou a fort bien formulé cette sorte de déterminisme social dans lequel est pris le jeune artiste laissant peu de part au jeu de sa liberté personnelle lorsqu’il entre dans le « système ». « Les artistes de cet art sont des servants, des agents, des fonctionnaires de cette société. L’Institut préside aux concours et distribue les prix…Les jeunes lauréats exposent au Salon inauguré en grande pompe par le chef de l’Etat, pratiquent leur art selon les règles et en exactes fournisseurs sont, à leur tour, admis à l’Institut et le circuit est bouclé »10.
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Pour son premier envoi au Salon en 1880, son ami Boggio lui a servi de modèle ; Henri Martin se contente d’une toile d’un genre jugé alors mineur : le portrait.
L’année suivante l’œuvre exposée est intitulée Peinture décorative11. Martin-Ferrières l’appelle Le Désespéré12 et c’est sous ce nom que Monsieur P. Mesplé parle d’une œuvre « pleine de recettes académiques mais aussi de fougue »13 ; Rozès de Brousse la qualifie de « véhémente et juvénile »14. Thiebault-Sisson qui la nomme L’Homme implorant la mort l’assure avoir été peinte sous le choc de la mort de son père15. Henri Martin donne cette œuvre au Musée de Toulouse, car c’est alors presque une obligation morale pour le lauréat d’une ville de province que de faire don d’une de ses premières œuvres primées à son mécène. Ce qui est moins aimable, c’est qu’il la reprend16, pour la détruire certainement. Ce fait, fréquent chez de nombreux artistes, est aussi habituel chez Henri Martin. De son propre gré, ses œuvres sont entraînées dans de multiples déplacements ou sont sujettes à de fréquents remaniements.
Le 18 avril 1882, La Dépêche signale : « nous apprenons, avec le plus vif plaisir, que notre jeune compatriote Henri Martin…élève à l’école des Beaux-Arts de Paris vient d’avoir deux tableaux reçus au Salon ». Il s’agit de La Course à l’abîme et de La Nuit de mai. La Course à l’abîme, toile fougueuse et véhémente, suggérée par La Damnation de Faust de Berlioz est la première pensée d’une grande toile exposée en 1897 Vers l’abîme17.
Il écrit à son sujet à Jean Rivière : « Quant à ma Course, je crains qu’on ne me comprenne pas. Tant mieux, on discutera si l’on veut ! J’ai accouché de quelque chose. C’est un plat qui n’est pas mangeable pour tout le monde. C’est une sorte de poison avalé par les artistes ». Suit ensuite une définition assez personnelle de l’artiste : « Ne crois pas que je veuille dire tout ce qui tient des pinceaux, ou qui écrit, ou qui etc…etc…non, mais tout individu qui a la cervelle détraquée tout individu qui est artiste quoi !… » et il continue : « Mon cher ami, je suis entiché de Berlioz d’une façon incroyable, en voila un artiste ! Plusieurs dimanches Monsieur Colonne a donné la Damnation de Faust, mon ami étourdissant ! On sort de là écrasé et combien cette œuvre semble complète ! Je la juge en artiste et non en musicien, vu que je ne connais rien en musique, mais quelle couleur je vois là dedans…C’est à peine si l’on peut se retenir de crier, de faire du bruit et de ne pas paraître ridicule aux yeux des bourgeois qui nous entourent par erreur, trompés par l’affiche de la représentation du soir… »18.
Ces confessions permettent de mieux connaître l’artiste mais aussi l’homme : le mépris du rapin pour le bourgeois, l’amour inné de la musique qu’il juge en peintre, la défense de l’idéal romantique. En effet, lors de ses premières années parisiennes, il est incontestablement influencé par les Romantiques, enthousiasmé par leurs sombres drames et, avec l’impétuosité de la jeunesse, il s’est reconnu dans leurs fougueuses déclamations.
L’autre œuvre, présentée au Salon de 1882, s’intitule La Nuit de mai ou Le Poète au travail et montre Musset inspiré par une muse s’élevant en gammes claires au-dessus de lui19. S’il reconnaît que le tableau a de l’habileté et de la solidité Bernard Marcel, critique de La Dépêche, juge que l’œuvre est « d’une jolie douceur », mais aussi qu’elle manque un peu de personnalité et se ressent de l’influence de Jean-Paul Laurens20. Henri Martin reste sensible au tragique puisque c’est la muse de La Nuit de mai qui affirme que « les chants désespérés sont les chants les plus beaux », cependant à la fin du poème la muse s’évanouit et disparaît, mais il n’en est pas de même dans l’œuvre du peintre, la muse et son accessoire, la lyre à sept cordes mettront près de vingt ans avant de s’effacer de ses tableaux.
Parmi les toiles exposées au Salon, Musset l’inspire de nouveau en 1888 pour La Nuit d’octobre et en 1892 pour L’Homme entre le vice et la vertu. Mais dans une lettre encore adressée à son ami Jean Rivière et datée de 1882, il fait aussi état « d’un tout petit tableau…le sujet en est « Simone », poésie de Musset que tu dois connaître ou les quelques vers suivants t’expliquent assez « un jour advint que le fuseau tomba par terre et la fillette entre les bras du jouvenceau »21. Il s’agirait de la triste histoire d’une jeune fille qui se voit accusée d’avoir empoisonné son fiancé, mort en suçant un brin d’herbe, et qui, à son tour, s’empoisonne pendant la reconstitution du crime. Cette toile n’a pas été retrouvée, mais elle permet de se rendre compte combien le jeune homme affectionne les thèmes mélodramatiques et combien les sujets choisis sont aussi sombres que le bitume qu’il emploie alors.
Même si ce choix correspond à une attirance intime, il tente peut-être aussi de flatter le goût du public car il avoue attendre de pied ferme l’ouverture du Salon de 1882, tout en passant de l’espérance à l’accablement le plus complet et il relate, assez naïvement, à Jean Rivière les compliments qui lui sont prodigués : « Ma Course est considérée comme une chose toute nouvelle par les gens qui, à mon point de vue, voient bien l’art et ma Nuit de mai O ! alors, là devant, épatement complet pour le public et pour l’artiste »22. Le Jury du Salon des Artistes français de 1882 lui, n’est pas « épaté » puisqu’il ne lui accorde aucune récompense, décevant, pour l’instant, ses espérances les plus chères.
En 1883, sous le n° 1625, Henri Martin expose une toile intitulée Paolo di Malatesta et Francesca di Rimini aux Enfers d’après le chant V des Enfers de Dante. En cherchant son inspiration dans la Divine Comédie, il ne fait que suivre l’engouement général car, dans la dernière décade du XIXe siècle, le chant V en particulier a été la source de plus d’une centaine d’ouvrages23. Quel beau sujet, en effet, que cette tragédie de l’Amour qu’Ingres lui-même avait aussi choisi de représenter24. Francesca qui a épousé le difforme Lanciotto s’éprend du frère cadet de celui-ci, Paolo ; le mari bafoué surprend et tue les amants.
Pour Henri Martin ils sont déjà entraînés dans le tourbillon infernal, malheureux couple s’élevant au milieu de blanches fumeroles tandis que Dante couronné de lauriers et son compagnon restent sur la rive. Le mouvement ascendant de la toile a des parentés avec celui grâce auquel s’élève l’Apollon de l’Hôtel de Ville de Paris, peint quelques années plus tard par Henri Martin. Si la composition relativement sobre rend bien l’atmosphère dramatique, et si l’anatomie du corps féminin est agréable, la jonction des deux personnages et leur torsion sont encore malhabiles. L’influence de Delacroix en particulier de La Barque de Dante, est incontestable et Thiebault-Sisson reconnaît « le métier très enlevé et très large sensiblement inspiré du Grand Romantique »25. A l’époque, l’un de ses défenseurs les plus acharnés est Joséphin Péladan qui affirme « l’épisode de l’Enfer qu’expose Henri Martin est hardiment conçu et traité avec une conscience de procédé qui le désigne pour la première médaille qu’il l’ait ou non il l’a méritée et c’est l’important »26. Cette fois, en effet, il l’obtient.
Son inquiétude pour les résultats de ce Salon de 1883 est telle qu’il voudrait avoir, près de lui, son cher ami Jean Rivière mais quelle émotion dans cette lettre qu’il lui adresse et où il laisse enfin exploser sa joie : « Oui, j’ai la première médaille et je suis seul à avoir cette haute récompense ». Georges Rochegrosse, gendre de Théophile Gautier obtient, lui, le prix du Salon avec Andromaque, belle accumulation de cadavres dégoulinant au pied d’un triste escalier27.
Il s’agit maintenant d’obtenir de l’Etat l’achat de l’œuvre. La demande que fait dans ce sens Henri Martin est appuyée d’une recommandation particulière de Jean-Paul Laurens en faveur « de son élève auquel il porte le plus grand intérêt ». Le 21 mai, le Maître réitère en expliquant que si le jury ne lui avait pas décerné la première médaille, il n’aurait pas (bien qu’il fût sans fortune) rappelé son intervention28. Bienheureuse première médaille qui donne bonne conscience à ses défenseurs !
Deux recommandations valent mieux qu’une, et le 17 mai la mère d’un de ses amis, Madame Léonie Schutzenberger écrit dans le même sens à Jules Ferry, alors Ministre des Beaux-Arts et auquel elle est apparentée29. Le 31 mai, le Ministre répond qu’il en prend bonne note et effectivement le 7 juillet la Direction générale des Beaux-Arts demande à Henri Martin s’il consent à céder sa toile à l’administration des Beaux-Arts moyennant le prix de deux mille francs. Il consent rapidement ! Mais l’artiste lui-même raconte comment il apprit cette bonne nouvelle : « J’étais à table à côté de ma femme et les morceaux, si légers qu’ils fussent, nous restaient sur le cœur. Nous en étions à nos dernières pièces de cent sous. Le Salon depuis quinze jours avait fermé ses portes. Rien ne nous permettait plus d’espérer que l’Etat finirait par s’intéresser à ma toile et nous nous demandions tristement comment nous atteindrions l’an prochain. Soudain, coup de sonnette ; la porte s’ouvre. C’est Schutzenberger qui venait me crier victoire. Je bondis, je le pris par la main, j’enlevai ma femme de sa chaise et je les entraînais tous les deux dans une ronde ponctuée de joyeux hurlements. Ah ! Le beau jour ! »30.
Après ces confidences nous comprenons mieux la hâte du jeune artiste pour obtenir le paiement de son tableau. L’achat est confirmé le 13 juillet ; trois jours plus tard Henri Martin écrit à l’administration des Beaux-Arts pour solliciter un règlement rapide. Enfin satisfaction lui est donnée le 23 juillet et le 20 septembre 1884 Paolo de Malatesta et Francesca de Rimini est expédié au Musée de Carcassonne où il se trouve depuis lors31.
Il semble que l’Etat ait renouvelé son geste l’année suivante en achetant Caïn toile qui a été exposée au Salon de 1884 et inspirée par ces deux vers de Byron :
« Mon front brûle, mais bien moins qu’il ne convient
Est-ce tout ? Je suis prêt à tout »32.
Cependant aucune trace de l’achat de cette œuvre dans les archives des commandes de l’Etat n’a été trouvée, et l’achat n’a certainement pas été effectué immédiatement après le Salon puisque le 3 octobre 1884, le peintre propose à Toulouse l’achat de « son tableau ayant pour titre Caïn ». Cette offre demeure sans suite, et c’est le Musée de Montauban qui hérite de l’œuvre33. Un ange impassible, drapé dans une robe azurée, marque au front de sanglante manière un couple pour lequel Henri Martin a dû suivre les leçons de l’illustre Cormon, grand spécialiste des reconstitutions préhistoriques. La femme est bien plantée sur ses jambes avec un sein rond et ferme qui s’échappe de la peau de bête qui lui sert de vêtement, mais l’expression de son visage n’est pas à la hauteur de son anatomie ; son œil rond reflète un certain étonnement, joint à un ennui évident pour ce qui arrive à son époux tandis que l’expression de ce dernier, les yeux mi-clos, les mâchoires serrées est bestiale et mélodramatique à souhait. Indifférent à la scène, le garçonnet potelé, tenu par la jeune femme est naturel et ravissant nous rappelant qu’en 1884, le peintre devait avoir un enfant, approximativement de cet âge, et bien davantage que le fils du malheureux Caïn, cet enfant si réussi est celui d’Henri Martin.
Les jugements sur cette œuvre sont variés : Valmy-Baysse assure « qu’il montre quelques velléités de s’engager dans des voies nouvelles et affirme des qualités de visionnaire et de poète », tandis que Thiebault-Sisson reconnaît que « le motif essentiel s’accompagne d’un ange parfaitement inutile et du plus vilain bleu, mais le motif principal est nerveux, solide et de toute beauté ».
Cette œuvre mérite l’étiquette d’académique par le sujet dramatico-biblique, par les anatomies certes honnêtement construites mais qui sentent le modèle d’atelier, par la composition toute classique le long de la diagonale allant du coin inférieur droit vers lequel le couple s’avance, au coin supérieur gauche auquel aboutit l’aile de l’ange. Par contre l’ange témoigne d’une touche appliquée avec une certaine indépendance vis-à-vis des préceptes de l’Ecole. Son visage peint de petites pastilles rapprochées, ses bras saupoudrés de bleu, sa chevelure virgulée, son auréole se fondant dans l’horizon prouve qu’en 1884 déjà Henri Martin a en partie trouvé sa technique. Mais certainement par crainte des foudres de son maître, il n’ose en faire étalage et n’en use qu’à des hauteurs où l’œil ne peut les deviner car la tête de l’ange se trouve à 3 mètres environ. Il prend bien aussi quelques libertés en rendant les chardons du premier plan au moyen d’empâtements, mais la teinte brunâtre qui est celle de ce sol rocailleux a de quoi décourager tous les tenants de la peinture claire.
Donc, dès 1884, Henri Martin cherche presque instinctivement à détacher chacune de ses touches, à expérimenter les vibrations lumineuses, mais sans presque oser se l’avouer et sans en faire trop étalage.

La toile exposée en 1886 a une incidence plus directe sur sa destinée puisqu’elle lui fournit l’occasion de connaître l’Italie, ainsi que le relate La Dépêche du 16 juin 1885 : « Le Conseil Supérieur des Beaux-Arts vient de décerner des bourses de voyage dont une au peintre Henri Martin ».
Un séjour dans la péninsule, mère des Arts, est encore le complément indispensable à toute carrière d’artiste digne de ce nom. Ce tableau Les Titans luttant contre Jupiter ou escaladant le ciel d’inspiration cette fois mythologique, s’est, lui-même, envolé pour d’autres cieux puisque il est aujourd’hui la propriété du musée de Rio de Janeiro. Pour Jean-Paul Laurens, dont le jugement, il est vrai, est entaché de partialité « c’est son dernier tableau »36 et cette réflexion trouve son explication chez Valmy-Baysse lorsqu’il affirme : « Cette œuvre heurtée montre le désir de se libérer de l’emprise scolaire »37. Bernard Marcel, le critique de La Dépêche estime que « les Titans sont superbes de mouvement, d’une hardiesse dans les attitudes surprenantes »38 et, pour Thibault-Sisson « la facture sent toujours Delacroix »39. Dans le cas présent d’ailleurs la conséquence importe plus que l’œuvre.
Les Titans lui permettent donc la réalisation de ce rêve cher : visiter cette Italie dont la langue a bercé son enfance. Lui-même reconnaît plus tard : « Après avoir vu l’Italie, je peignis avec amour »40. D’autre part, les 4 000 francs de la bourse améliorent considérablement la situation de la famille qui compte maintenant deux garçons. Il goûte pendant sept mois la joie de vivre dans la patrie de son cœur. Il visite avec ferveur les églises et les musées où il se recueille longuement devant certains chefs-d’œuvre.
A Florence, il s’enthousiasme pour les fresques de Giotto dont la calme ordonnance, la vie qui les anime, la poésie qu’elles dégagent le troublent profondément ; lui qui, plus tard, aura le goût des symboles ou des comparaisons simples, est sensible au laconisme de Giotto, à la recherche de simplifications de chaque motif, à la puissance des symboles. De même, les fresques de Masaccio l’ont séduit au point qu’il en fait de petites copies, pochades de détails dont elles montrent bien le style simple et grand, mais qui sont toujours restées dans son atelier41. Il témoigne d’une fidélité similaire envers Ghirlandaio qu’il admire en 1885 et encore quelques vingt ans plus tard42.
Si, à Rome, la beauté des Stances de Raphaël l’émeut, c’est surtout la luminosité et la couleur des peintres vénitiens qui l’attirent intensément, ce qui n’est guère pour nous surprendre ; en particulier, Carpaccio dans La Vie de sainte Ursule, Véronèse dans Le Triomphe de Venise, et surtout le Tintoret avec Le Miracle de saint Marc le plongent dans un émerveillement profond43. Comment concilie-t-il sa double admiration pour le calme glacé et immatériel de Carpaccio et la fougue réaliste, d’une grande virtuosité technique, de Tintoret ?
Dans l’Arrivée de sainte Ursule à Cologne, un grand effet de perspective lumineuse s’ouvre sur un plan d’eau sans autre limite que le ciel et le premier plan est dominé par un immense objet qui est la galère. L’arrivée des ambassadeurs et le départ des fiancés ont pu lui enseigner comment allier la somptuosité de la lumière à la vie quotidienne d’une cité. Nous pouvons penser que les grandes dimensions, la véhémence, le mouvement à la fois retenu et dramatique des personnages l’on séduit dans l’œuvre de Tintoret où saint Marc ramassé par un raccourci extraordinaire plonge d’un élan, avec impétuosité, tandis que l’esclave nu, renversé sur le dos luit lumineux.
En Italie, l’admiration d’Henri Martin pour certains tableaux, donne une idée précise de sa conception de l’art, de ses préférences, de ses ambitions aussi. Déjà en lui, l’artiste, ami des grandes surfaces, cherche les leçons des fresquistes dont les thèmes sont exprimés avec clarté et simplicité. Il prend alors une leçon de composition et d’art décoratif ; c’est le futur décorateur qui admire avec quelle facilité Carpaccio place les multiples personnages qui constituent le cycle de sainte Ursule, tandis que la pudeur mesurée de Giotto compense le tumultueux tourbillon qu’il a jusqu’alors emprunté à Delacroix. Plus que dans les détails, c’est certainement dans une maturation de son talent que l’on peut le mieux discerner l’influence de ce voyage et des grands Italiens. Elle est un coup de fouet, une émulation à entreprendre, avec plus d’enthousiasme encore, de vastes travaux personnels.
Comme le fait justement remarquer Thiebault-Sisson : « Ceci lui est doublement nécessaire car, comme tous les enfants du peuple qui n’ont pas connu les bienfaits de l’éducation classique, Henri Martin à l’heure de ses débuts avait le goût du grandiloquent et l’amour du compliqué. Dès le voyage en Italie, le grandiloquent disparaît, le compliqué ne devant s’éliminer qu’à la longue »44.
Au cours de ce séjour Henri Martin noue de solides relations d’amitié avec deux autres peintres, boursiers comme lui, Ernest Laurent et Aman-Jean. Or ce dernier n’est autre que l’ami intime de Seurat à qui il a servi de modèle pour un profil dessiné au fusain en 1883.
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De retour à Paris, c’est encore d’Italie que lui vient l’inspiration pour le tableau qu’il expose au Salon de 1887. Dante et son chant XXXIII de l’Enfer, luit fournit le thème d’Ugolin, sujet dramatique à souhait dont il choisit d’illustrer les vers suivants :
« Je vis les trois autres s’étendre un à un entre le cinquième et le sixième jour »45.
D’après Jean de Riff, c’est à partir de « cette toile que le peintre, pour la première fois, commence à sentir la nécessité de peindre les objets non plus isolément mais dans l’atmosphère qui les enveloppe »46. Pour Valmy-Baysse, la recherche de l’effet est servie par la virtuosité de l’artiste devenue prodigieuse.
Tiennent compagnie à cet Ugolin une peinture Bérénice d’après Edgar Poe et, fait plus rare, deux dessins Angelo et Ossian destinés à l’édition nationale des œuvres de Victor Hugo, édition à laquelle participe Jean-Paul Laurens, et c’est certainement grâce à son maître que sa collaboration fut demandée à Henri Martin, mais nous n’avons pas pu retrouver trace de ses œuvres parmi les dessins illustrant réellement les œuvres de Victor Hugo.
En 1888, c’est de nouveau à Musset et à sa mélancolie qu’il emprunte un motif de tableau. Il choisit d’illustrer les vers que prononce la Muse dans La Nuit d’octobre : « Apaise-toi, je t’en conjure, tes paroles m’ont fait frémir »47. On peut considérer qu’il s’agit d’une « œuvre de transition »48, mais selon le critique de La Dépêche, « cette œuvre en clair-obscur est peu réussie »49. Il aurait plutôt dû écouter les derniers vers de ce poème :
« Viens voir la nature immortelle sortir des voiles du sommeil,
Nous allons renaître avec elle aux premiers rayons du soleil ».
La même année, le second envoi au Salon est une scène religieuse La Vierge et l’Enfant Jésus où « on ne sait quoi de noble, de vraiment grand appelle et retient l’attention »50. Comme ce genre est peu fréquent dans la production du peintre, on peut supposer qu’il a été influencé par les tableaux religieux admirés en Italie ou encore que ce choix correspond à une crise de mysticisme qui se matérialise aussi par le rapprochement avec les Rose-Croix.
A l’approche de la trentaine, Henri Martin est un peintre « académique » dont la formation est, semble-t-il, terminée selon les critères de l’époque et qui a rencontré, relativement tôt, le succès sur sa route. Mais cette route est-elle la bonne ? Segards décrit, avec pertinence, le malaise que doit alors éprouver le jeune peintre :
« Bien qu’il soit aussi peu romantique que possible, il s’attache aux poètes romantiques ; bien qu’il soit aussi peu décadent et aussi peu complexé que possible, il lit avec un enivrement désordonné Les Fleurs du Mal de Baudelaire et Les Contes fantastiques d’Edgar Poe ; bien qu’il soit d’une imagination restreinte et d’un lyrisme très attaché aux réalités de l’existence, il s’enivre des traductions en prose de l’Enfer de Dante. Ce qui est vrai pour l’inspiration l’est aussi pour la technique. Il emploie toutes les recettes de l’école, il mélange les tons sur la palette ; il n’a d’aversion ni pour le bitume, ni pour le jus, ni pour les sauces…cherche-t-il à éviter le ton sale, en tout cas s’efforce-t-il en vain d’obtenir par ces procédés la fraîcheur et l’éclat du ton, il veut être un grand coloriste mais il n’ose pas s’insurger contre les habitudes d’esprit de ses maîtres, ni rompre avec les traditions immuables de l’école…on sent dans ces tableaux de perpétuels compromis, certes un génie, mais désorienté »51.
Peut-être aurait-il pu continuer dans la voie officielle toute tracée et être sagement rangé de nos jours parmi les pompiers auprès desquels il a jusqu’alors cheminé, mais le centenaire de la Révolution lui donne quelque courage et, en 1889, il choisit de faire un coup d’éclat !
1 Les livrets du Salon des Artistes Français témoignent de cette assiduité.
2 Letheve, p. 50-51.
3 Letheve, p. 121.
4 Ibidem, p. 125.
5 Ibidem.
6 Zola Emile, L’œuvre, 1886. Préface d’Henri Guillemin, Lausanne, édition Rencontre, 1961, 432 p., p. 331.
7 Ibidem.
8 Ibidem, p. 340. C’est ainsi que Paolo de Malatesta a pour voisin de cimaise en 1883, Esther de Ziem et le Château de Sorgues de Josselin.
10 Cassou Jean, Panorama des Arts Plastiques contemporains, documents p. 12, N.R.F., 1960, 796 p., 117 reproductions.
11 Livret du Salon.
12 Martin-Ferrières, p. 20.
13 La Dépêche du 18 novembre 1943, P. Mesplé.
14 L’Art Méridional, 1939. Rozès de Brousse, « Henri Martin, peintre occitan », p. 4.
15 Thiebault-Sisson, article cité.
16 Martin-Ferrières, p. 20.
17 Martin-Ferrières, p. 23. Mais l’inspiration de La Course à l’abîme n’est pas seulement musicale puisque le livret du Salon porte en explication quelques vers d’un poème d’Henri Lapierre :
« En avant ! Vive la mort ! la mort devient entremetteuse
Et s’unit à l’Amour, assassin plu savant.
O Dieu ! l’Horrible vieille ! ah l’infâme camarde ! »
18 Martin-Ferrières, p. 23 et p. 24.
19 La Dépêche, 23 mai 1893, B. Marcel. Le modèle aurait été sa jeune femme.
20 Ibidem.
21 Martin-Ferrières, p. 101.
22 Martin-Ferrières, p. 30.
23 En 1880, Rodin a été chargé de l’exécution de la Porte de l’Enfer et Francesca di Rimini d’Ambroise Thomas est alors le grand succès de l’Opéra. Dépêche de Toulouse, mai 1883.
24 Ingres illustre la réponse de Francesca à Dante qui lui demande : « Comment Amour vous permit-il de connaître vos désirs incertains ? » ; elle lui avoue : « nous lisions un jour pour nous divertir la geste de Lancelot et Amour s’empara de nous ».
25 Thiebault-Sisson, article cité.
26 Valmy-Baysse.
27 La Bibliothèque des Beaux-Arts de Toulouse possède le recueil des tableaux exposés au salon de 1883 ce qui nous a permis de replacer Paolo et Francesca dans leur contexte pictural.
28 Archives nationales, F 21 2097.
29 Elle écrit notamment : « Il s’agit d’un ménage tout à fait intéressant…un artiste dans la vraie acception du mot, dans l’avenir duquel le maître a une grande confiance…et René vous aurait une affectueuse reconnaissance si vous vouliez prendre son jeune ami sous votre haute protection afin que son tableau soit parmi les œuvres achetées par l’Etat ». Archives Nationales, F 21 2097.
30 Thiebault-Sisson.
31 Archives Nationales, F 21 2097.
32 Livrets de Salons. Ce tableau est aussi dénommé Adam et Eve chassés du Paradis.
33 Bulletin Municipal de Toulouse, 1884, p. 1920. Le Musée de Montauban n’a pas pu nous offrir de plus amples renseignements.
36 L’Art Méridional, 1939, A. Fajol, article cité.
37 Valmy-Baisse.
38 La Dépêche du 5 mai 1885.
39 Thiebault-Sisson.
40 Valmy-Baysse.
41 Martin-Ferrières, p. 33. Nous avons eu la chance de voir lors de l’exposition à Labastide-du-Vert en juillet 1971, ces tableautins où le jeune artiste avait consciencieusement recopié quelques personnages féminins et un masculin de Massacio.
42 En effet, en 1908, il envoie une carte postale à J. Rivière qui représente la Visitation de Ghirlandaio au dos de laquelle on peut lire : « Voici une reproduction, hélas bien mauvaise, d’un maître que tu ignores peut-être… ».
43 Thiebault-Sisson.
44 Thiebault-Sisson.
45 Livrets du Salon.
46 L’Artiste Toulousain, n°6, 23 mai 1887. Compte-rendu du Salon par Jean de Riff. Ce critique ajoute : « Ugolin mangeant ses enfants afin de leur conserver un père », comme disait en riant son ancien maître de Toulouse.
47 Livret du Salon.
48 Larousse mensuel, tome IV, mars 1918, p. 400.
49 La Dépêche, 7 mai 1888.
50 Larousse mensuel, idem.